Version française de l'interview publiée le 12 avril 2024 dans la revue italienne Andergraund

1. Salut, merci d’avoir accepté cette proposition d’interview. J’aimerais commencer par vous demander de vous présenter et d’expliquer votre projet. D’où vous est venue l’idée ?

En 2019-2020, Sylvia Chassaing et moi étions à Moscou et nous organisions des séminaires de traduction au Centre d’études franco-russes, à l’Inostranka. On avait proposé un objet un peu inhabituel, les poésies de Egor Letov, star du punk soviétique et post-soviétique. On s’est retrouvés avec un recueil traduit, qui nous plaisait beaucoup, mais qu’on ne savait pas à quel éditeur proposer. En France, il y a des éditeurs spécialisés dans la publication de textes russes, mais ils ne nous plaisaient ni en termes de style, ni de ligne idéologique – l’une des maisons d’édition en question publie Prilepine et Sadoulaev, par exemple. On voulait aussi que le recueil puisse paraître sous une forme libre, proche du samizdat qu’il était à l’origine, avec un aspect expérimental qui ne s’accorde pas vraiment avec l’édition de poésie contemporaine – un texte isolé au milieu d’une page, tiré sur un beau papier… Ce n’était pas du tout l’esprit Letov. Donc on a créé Sampizdat en plein premier confinement, à Moscou, spécialement pour lui. Même le nom de la maison d’édition est un hommage au style « punk » de ce petit recueil. Et il s’est vite avéré qu’il correspondait assez aux autres textes qu’on a rapidement projeté de publier : Aleksandr Brener, grand adepte du mat et de l’édition alternative, puis Daria Serenko, elle-même fan de Letov et que le nom fait beaucoup rire… En résumé, c’était un projet de circonstance, comme beaucoup de projets de ce type : on veut publier des choses qui risquent de mal s’inscrire dans le champ éditorial existant, il faut donc fabriquer un lieu nouveau correspondant à nos besoins.

2. Comment s'organise la gestion d'un tel projet de traduction en free-lance ? Et quelle est la réaction du public en France ?

On est confrontés à deux principaux problèmes, les mêmes que tous les petits éditeurs indépendants : il faut de l’argent, et il réussir à se faire connaître. L’argent, c’est un investissement personnel. Pour imprimer quelques centaines d’ouvrages, il faut environ 2000-3000 euros. Ensuite, si tout se passe bien, on peut utiliser les recettes des ventes pour faire tourner la machine en autonomie. Se faire connaître, ça veut dire s’insérer dans le marché du livre, et ça n’est pas simple du tout. On peut avoir une place au sein du monde académique, le monde du livre est un tout autre univers. Concrètement, ça veut dire aller parler aux libraires, organiser des événements, des lectures. Rien ne se fait tout seul.

Quand à la réaction du public, elle est très positive – mais on est loin d’avoir un « gros » public. On occupe une petite niche du marché éditoriale – la littérature russophone dissidente contemporaine. La littérature étrangère représente une toute petite part du marché – de l’ordre de 10% –, et plus c’est spécialisé, plus ça intéresse des spécialistes. L’enjeu et la difficulté, c’est de convaincre le grand public. Ça se fait, doucement, mais ça prend naturellement du temps.

3. En consultant votre catalogue, on remarque immédiatement votre choix de vous concentrer sur les autrices et auteurs underground et contemporains. C’est un point important de votre ligne éditoriale ?

Oui, c’est plus ou moins l’idée, mais la ligne éditoriale vient en fait après coup, une fois qu’on regarde ce qui nous intéresse concrètement et ce qu’on a fait. Il y a eu Letov, Brener, puis Serenko : leur point commun, c’est aussi de ne pas être exclusivement auteurs. Letov est d’abord chanteur, Brener d’abord artiste, Serenko d’abord activiste. C’est aussi une idée intéressante, il me semble : les textes viennent compléter une autre activité préexistante.

Ensuite, on s’est plus clairement dirigés vers le contemporain depuis le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. D’une part parce que l’underground soviétique tardif et postsoviétique a tout de suite semblé relégué dans le passé. C’est un constat que d’autres ont fait – je pense notamment à Evguenia Vejlian qui en parlé sur Facebook. Ensuite parce que la situation exige que l’on puisse apporter un soutien direct à celles et ceux qui pensent la situation présente. La littérature russe entre clairement dans une nouvelle ère, et ça nous semble important d’accompagner ce mouvement tant qu’on est encore aptes à le faire.

4. Vos premières traductions sont deux recueils d’Egor Letov, poète et fondateur du groupe punk Grazhdanskaïa Oborona, pourquoi avoir choisi de commencer par Letov ? Dans le Sibpank, que ce soit celui de Letov ou celui de Yanka, les textes n’appartiennent pas à la seule sphère musicale, mais ils sont le résultat d’un syncrétisme avec d’autres genres. Comment s’est déroulée la traduction ?

En l’occurrence, Letov fait une différence assez claire entre les textes qu’il considère comme des poèmes faits pour être « lus en silence » et ceux qui sont des textes de chanson. Rien qu’en terme de style, ce sont des textes qui diffèrent clairement. Le recueil qu’on a traduit contient quasi-exclusivement des poèmes – ce sont des textes écrits par lui lors de son internement en hôpital psychiatrique, en pleine campagne anti-rock du KGB, à un moment où les perspectives musicales étaient quasiment réduites à néant pour lui. Deux ans environ avant que GrOb ne devienne célèbre partout en Russie. On a donc pu traiter les textes comme des poèmes, et traduire comme on aurait fait pour n’importe quel autre texte de poésie moderne ou contemporaine.

Concrètement, c’était initialement de la traduction collaborative : lors des ateliers, on apportait deux ou trois poèmes, on laissait les gens travailler une demi-heure en petits groupes, en binômes franco-russes si possible, et chacun présentait ensuite ses idées, les problèmes rencontrés, etc. L’aide des personnes qui connaissaient personnellement la Sibérie des années 1980 a été immense. Évidemment, c’est extrêmement stimulant, mais ça ne permet pas de produire un recueil homogène en français. Chacun voudrait mettre l’accent sur telle ou telle chose, privilégier le sens ou le rythme, sacrifier la rime ou l’aspect visuel… Or pour publier, il faut une cohérence interne d’un texte à l’autre. J’ai donc tout repris moi-même au bout du compte.

5. Cette question sur le Sibpank est liée aussi au concept de « relokacija ». Daria Serenko de Tbilissi, Alla Gutnikova de Berlin, d’autres voix informelles issues des déclinaisons les plus diverses de l’exil ont, chacune à leur manière, souligné la difficulté de maintenir le contact avec « ceux qui sont restés au pays » ou de faire face à la critique pas trop voilée qui les considérerait comme des sujets privilégiés puisque se trouvant, justement, hors de la Russie. D’autre part, l’émigration qui s’est concentrée à Berlin n’est pas celle de Tbilissi, Erevan ou Belgrade, des villes aux coordonnées économiques, sociales et anthropologiques très différentes. Dans quelle mesure pensez-vous que ce processus de reconstitution des bastions de la société civile russe à l’étranger se greffe sur, ou s’imprègne des sentiments d’aliénation et de distanciation antérieurs au 24 février ? Dans quelle mesure la dynamique centre-périphérie, les « sibérias » et les grandes villes russes, peut-elle jouer à nouveau dans cette nouvelle granularité de résistance ?

Je pense que c’est une question très intéressante et très importante, mais qui mériterait un travail scientifique approfondi, ainsi que de donner la parole à des représentants des marges en question – je n’ai pas très envie de parler à leur place, surtout en risquant de dire des bêtises.

Juste que chose importante : tout dépend de ce qu’on appelle « Sibérie ». Letov, par exemple, c’est une Sibérie très particulière, c’est bien plus le produit de l’empire russe et du monde soviétique que des cultures de l’Oural. C’est un Russe qui se revendique comme tel et qui fuit ostensiblement les capitales, qui préfère sa forêt et sa mystique de quasi-pèlerin orthodoxe à la pop commerciale de Moscou-Piter, mais qui n’a pas grand-chose à faire des cultures sibériennes historiques. C’est ce qui fait qu’il a été – comme Yanka – largement « adopté » par l’underground moscovite et pétersbourgeois.

En revanche, le décolonialisme me semble connaître une poussée importante dans l’émigration contemporaine : beaucoup de jeunes émigrés issus de minorités nationales de la Fédération de Russie reviennent à ce qui existait chez eux avant la « russisation » des territoires. C’est un mouvement important, qu’on aimerait bien pouvoir accompagner d’une manière ou d’une autre avec Sampizdat.

Aujourd’hui, l’impression que j’ai, c’est que, oui, l’émigration renforce les scissions sociales qui existent déjà en Russie. Les émigrés qu’on rencontre sont pour la plupart de jeunes gens issus des grandes villes. Si on prend trois autrices contemporaines, notamment celles dont tu parles : Daria Serenko vit à Tbilissi, Galina Rymbu à Lviv, quant Evguenia Nekrassova, par exemple, que j’aime beaucoup, est restée en Russie. Et il est clair, quand on les écoute toutes les trois parler depuis le 24 février 2022, que le lieu où elles se trouvent respectivement joue énormément dans leur perception de la situation, de leur rôle, et du cercle des « leurs ». La première est souvent critiquée pour ses actions coordonnées depuis un lieu sécurisé ; la seconde a largement rompu avec les petites toussovki littéraires russes qui étaient les siennes ; la troisième ne bénéficie pas d’un accès aussi privilégié à la traduction à l’étranger, ni à la totale liberté d’expression.

6. Concernant le contemporain, comment percevez-vous le rôle de la traduction ? Je pense à la traduction du magazine en ligne ROAR de Linor Goralik (un projet qui a également eu un interlude en Italie) ou à la traduction de Daria Serenko, qui s’inscrit dans le large phénomène de la poésie trans-féministe russe, encore peu accueillie en Europe occidentale malgré l’édition en langue anglaise de F-Pis’mo, qui a permis en quelque sorte un aperçu de ce phénomène.

Pour des auteures émigrées comme Daria Serenko, la traduction est essentielle si elles veulent, tout simplement, pouvoir exister littérairement dans leur(s) pays d’accueil. L’époque un peu romantique de la « vraie Russie » préservée en exil est clairement passée de mode – tout simplement parce que l’identification à un État ou une Nation a perdu son sens pour beaucoup. Ce n’est plus l’ère des Tsvetaeva, ni même des Dovlatov. Surtout dans la jeune génération, en fait – ce n’est pas le cas d’Akounine, par exemple, ou de Bykov, ou de poétesses nées dans les années 1960, comme Vera Pavlova, qui revendiquent un héritage beaucoup plus net des anciennes vagues d’émigration.

Pour la société française, aussi, ça me semble aussi essentiel de traduire du contemporain : ça permet de battre en brèche l’image qu’on a le plus souvent de la Russie et du « peuple russe ». Moi-même, je sais que ma perception de sociétés qui me sont étrangères, dont je ne parle pas la langue, dépend énormément des traductions de textes littéraires qui en proviennent. Pour la Chine, par exemple, ou même l’Ukraine – la liste est évidemment longue. Et que les classiques ne suffisent pas. On n’apprend pas à connaître la Russie d’aujourd’hui avec Dostoïevski, non plus que la France avec Molière ou l’Italie avec Pétrarque. Les infos où on parle guerres, traités et élections ne suffisent pas non plus, ça ne permet pas de voir en profondeur ce que les gens disent, pensent, espèrent, croient. J’espère que, de la même manière, les textes que nous publions permettront à certain.es de toucher quelque chose de la société civile russe contemporaine. De comprendre qu’elle est à la fois différente de ce qu’ils imaginent, et plus proche d’eux qu’ils ne le pensent.

7. Par ailleurs, il serait intéressant de se demander à quel point les mouvements comme la poésie trans-féministe russe que Galina Rymbu identifie (dans l’introduction du volume F-Pis’mo) comme intrinsèquement militante et accrochée à la macro-histoire dans laquelle elle s’inscrit, sont reçus exclusivement comme spécifiquement russes et non pas comme des ramifications associées du transféminisme intersectionnel et des pratiques de résistance civile dans les contextes d’accueil. Est-ce que la traduction peut participer à ce processus d’identification d’une convergence des luttes ? Est-ce qu’il y a des exemples où cette fusion des forces actives a déjà été mise en œuvre, artistiquement et politiquement, avec des résultats fructueux ?

Il faudrait demander à Daria Serenko ou Galina Rymbu elles-mêmes :) Je sais que Daria s’intéresse beaucoup au dialogue avec les activistes d’autres pays, mais, encore une fois, je ne voudrais pas parler à sa place. En tout cas, oui, la traduction va clairement dans le sens de favoriser la convergence des luttes, pour les raisons que j’évoquais dans la réponse précédente. Les textes qu’on choisit de traduire montrent à la fois comment « là-bas » diffère d’« ici », et combien les gens qui vivent « là-bas » sont proches de nous. Concernant la littérature féministe russe contemporaine, pour ce que j’en sais, les références mobilisées par les autrices sont globalement les mêmes que celles d’autrices occidentales. Le dialogue est donc là – il n’y a que le contexte et la langue qui varient.